Non loin du lac de Zurich cerclé de montagnes, TLmag a engagé avec Alfredo Häberli une conversation autour de son engagement créatif. Parmi les sujets abordés, il y a son récent projet qu’il a mené avec BMW à travers un prisme singulier: les méandres de la mobilité et les routes sans fin qui nous relient à l’avenir. Pendant l’heure et demie qui s’est écoulée dans son studio, Häberli a abordé l’histoire de ses créations, intimement liée à la culture, l’ingénierie, l’art et la société. Lorsque BMW lui a remis son ‘brief’ sur la précision et la poésie, le designer a commencé à réfléchir aux sphères dans lesquelles nous vivons, faisant intervenir les idées d’absence de lignes droites, de réalité, de 3D, de mouvement et de liens sociaux.

Häberli pose sur le cuir épais de l'entreprise suisse de Sede

Alfredo Häberli: Les sphères de la vie | Design

Häberli pose sur le cuir épais de l'entreprise suisse de Sede

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TLmag : La présence des Alpes est à la fois source d’union et de séparation entre l’Italie et la Suisse. Dans votre ouvrage intitulé Spheres, vous interrogez les concepts de mobilité et de relation au paysage. À vos yeux, la création n’est pas un acte statique, mais relève au contraire de la mobilité. Vous donnez l’impression de toujours considérer les objets comme s’ils étaient en mouvement, qu’il s’agisse de matériaux, de couleurs, de textures ou d’applications dans la vie réelle. Vous mettez de votre cœur, de votre âme et de votre savoir-faire dans tous vos projets. Comment définiriez-vous votre démarche créative ?

Alfredo Häberli : Lorsque j’ai reçu la note de BMW sur « la précision et la poésie », il m’a semblé qu’elle collait parfaitement à la liberté qui caractérise mon style d’écriture, capable de s’adapter à tous les types de design. J’aurais pu être dessinateur de bande dessinée ! Je ne revendique aucune signature et je ne souhaite pas en posséder une. J’apprends de chaque projet, j’essaye d’être différent et de découvrir de nouvelles facettes de la création. J’ai libéré ma forme de pensée de toute contrainte pour pouvoir créer différentes formes. J’espère être parvenu à un équilibre entre la précision et l’expression. J’aime être rationnel ; on m’a appris à l’être pendant mes études en Suisse. Ensuite vient la poésie, que l’on ne peut pas décrire ; elle a pris la forme d’une aquarelle dans le cadre d’un récent projet sur lequel je collabore avec la manufacture allemande de porcelaine Fürstenberg et s’est muée en origami et en silhouettes naturelles d’éléphants avec le fabriquant de mobilier en cuir épais de Sede. C’est comme lire Pablo Neruda : on ne comprend pas vraiment tout, mais on éprouve le même sentiment que procure le fait d’être amoureux ou d’écouter de la musique.

Dessins et esquisses pour les carreaux de sol Floors Fields, ed. Parador

Alfredo Häberli: Les sphères de la vie | Design

Dessins et esquisses pour les carreaux de sol Floors Fields, ed. Parador

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TLmag : Peut-on comparer ce phénomène à l’effet du sfumato ressenti dans le regard de la Mona Lisa de Léonard de Vinci ?

AH : En effet. J’aime cette sensation étrange. J’utilise ensuite la précision, qui permet de contrebalancer l’émotion. Ce n’est pas une pratique courante chez les designers suisses.

TLmag : J’apprécie votre esprit ludique et votre capacité à donner corps à la poésie tout en produisant des créations nettes et singulières. On pourrait comparer votre approche à l’attitude d’enfants sur un terrain de jeu. Votre relation aux autres semble avoir joué un rôle fondamental dans votre vie.

AH : Oui, ces traits font partie de moi. Je ne travaille qu’avec cinq assistants et je ne pourrais jamais en avoir quinze. J’aime collaborer directement avec les personnes pour lesquelles je mène des projets, à savoir des entreprises telles qu’Alias, de Sede et Kvadrat. J’ai besoin de contact physique ; mes racines latino-américaines m’ont peut-être influencé à cet égard. Certains de mes clients italiens fonctionnent de la même manière : si je ne vais pas les voir pour déjeuner et discuter avec eux des mes dessins et de mes idées, rien ne voit le jour.

“Spheres: Perspectives in Precision & Poetry for BMW” 4 — BMW i3 customisée par Häberli pour l'enchère organisée au profit de la Croix Rouge à l'occasion de son 150e anniversaire

Alfredo Häberli: Les sphères de la vie | Design

“Spheres: Perspectives in Precision & Poetry for BMW” 4 — BMW i3 customisée par Häberli pour l'enchère organisée au profit de la Croix Rouge à l'occasion de son 150e anniversaire

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TLmag : Vous couchez rapidement vos idées sur le papier ; le dessin semble constituer pour vous un support qui coule de source.

AH : C’est vrai. C’est directement lié au fait que je dessine depuis mon enfance. J’aime tracer des lignes moins nombreuses et plus précises. J’ai toujours observé les espaces entre les lettres et recherché de potentiels espaces sur les pages vierges.

TLmag : Vous aimez donc la tension entre différents contextes, qu’ils soient privés, publics ou partagés.

AH : C’est juste : c’est une question d’équilibre entre les lettres, mais aussi de relation entre la beauté et la laideur.

TLmag : Vous tentez d’explorer toutes ces facettes ; vous cherchez à produire quelque chose qui soit significatif en plus d’être beau. Vous avez également l’ambition d’explorer l’artisanat et le potentiel créatif inhérent à des matériaux tels que le cuir, le papier, le verre et la porcelaine. Aimez-vous cette versatilité ?

AH : À Zurich, les études que j’ai menées ne m’ont jamais poussé à me spécialiser. C’est au fil du temps et de mes multiples projets que j’ai découvert ce qui me plaisait. Qu’il s’agisse d’étudier des ballerines, des œuvres d’architecture, de minuscules objets ou bijoux, mon travail m’a amené à travailler avec des tissus de la marque Kvadrat et même sur des costumes Cerruti. J’aime tester les produits moi-même et voir ce qui se passe. Avec BMW, j’ai pu mettre ces compétences à profit, tout en bénéficiant de l’appui d’une excellente équipe d’ingénieurs. J’ai voulu créer un véhicule en bois de quatorze mètres de long préfabriqué et futuriste, et nous y sommes parvenus. Très tendance, la préfabrication permet de gagner du temps.

Le sauna-spa suisse conçu par Häberli, 25 Hours Hotel, Zurich West

Alfredo Häberli: Les sphères de la vie | Design

Le sauna-spa suisse conçu par Häberli, 25 Hours Hotel, Zurich West

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Jeux de surface Floor Fields, ed. Parador

Alfredo Häberli: Les sphères de la vie | Design

Jeux de surface Floor Fields, ed. Parador

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TLmag : Votre ouvrage intitulé Spheres laisse transparaître votre affinité et votre lien avec les Alpes. On peut y lire : « Les villes surgiraient-elles d’une vaste et horizontale surface à la façon de sommets surgissant d’une mer de joie, une vision qui nous est familière à tous ? Peut-être est-ce une montagne qui se dresse devant nous, ou une immense forêt, une île paradisiaque, une ville. » Quelle est votre relation avec le lac de Zurich et les montagnes qui l’entourent ? Ces paysages influencent-ils votre travail ?

AH : J’aime m’inspirer de la ville, mais je suis également un amoureux de la nature. La forêt, les montagnes et la mer m’aident à me vider l’esprit. Je suis toujours de bonne humeur. Cela doit être lié à la nature, au lac et au climat : je ne ressens pas la présence agressive d’autres personnes, comme c’est le cas à Milan. J’aime la qualité de vie et j’ai trouvé mon parfait équilibre à Zurich.

TLmag : Le travail que vous avez produit en collaboration avec BMW est plus précis qu’une œuvre d’art. Vous considérez-vous comme un artiste ou comme un ingénieur ?

AH : Je voulais montrer que la conception automobile ne se limite pas à une pensée unique. Le thème de la mobilité m’intéresse. Mes assistants n’ont pas de voiture : s’ils en ont besoin, ils font du covoiturage. J’essaye de montrer aux constructeurs automobiles que l’avenir peut être différent et laisser une plus grande part à l’art de la poésie et à la culture du partage. Il pourrait s’agir d’un monde sans voitures ou d’un univers composé d’objets nomades uniquement utilisés pour le plaisir, comme les petites voitures pour enfants. En matière d’ingénieurs et de concepteurs de voitures de course, j’admire beaucoup Walter de Silva et Giorgetto Giugiaro ; ils me rappellent Achille Castiglioni (qui était mon mentor) et Bruno Munari (qui possédait lui aussi un esprit ludique). J’aime la métaphore de l’automobile comme habitacle. À une époque d’intense mobilité, les voitures devraient être comme des bateaux ou des avions : des archétypes de l’expérience poétique.

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