Le son est éphémère. Il rappelle sa nature fugace à celui qui l’entend, dans la mesure où il s’évanouit plus promptement que les objets perçus par les autres sens. Qu’ils soient légers ou persistants, les échos s’apparentent à des évocations littéraires de ce qui vient de se produire, plaçant ainsi l’observateur dans la proximité du présent, tout comme le travail de Peter Zumthor. TEXTE: PETER DUMBADZE

Peter Zumthor, Therme Vals, Graubünden, Suisse, 1996

Une architecture ancrée dans le présent | Nouveautés

Peter Zumthor, Therme Vals, Graubünden, Suisse, 1996

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On peut entendre sur Youtube le violoncelliste Isang Enders en train d’interpréter la Suite pour violoncelle No. 1 de Jean-Sébastien Bach dans la chapelle Bruder-Klaus-Feldkapelle de Peter Zumthor, à Wachendorf (Allemagne). La mélodie de cette suite est immédiatement reconnaissable : il s’agit de l’une de ces œuvres qui appartiennent aux canons de la musique classique et habiteront nos esprits tant que le temps sera immortel. Mais cette prestation précise d’Isang Enders est différente, non dans sa façon d’aborder les difficiles sauts d’octaves ni dans le phrasé de chaque mouvement, mais plutôt dans le caractère éphémère de son interprétation. Si les notes inscrites sur la partition de musique resteront à peu de chose près inchangées au fil des générations à venir, l’espace dans lequel la pièce est jouée se trouve quant à lui traversé par un flux perpétuel. À chaque fois que je visionne cette vidéo, inlassablement, mon attention se porte invariablement sur l’acoustique de cette petite chapelle en béton bâtie au milieu du champ d’un fermier. Le son chaleureux du violoncelle d’Isang Enders est absorbé par les murs chanfreinés et crénelés ; les notes ne restent pas suspendues dans l’air. Elles marquent des moments précis avant de s’envoler vers un lointain éther et d’être remplacées par une autre séquence de phrases vouées au même sort. C’est à mes yeux une particularité aussi énigmatique que la fugacité de ces notes qui illustre l’architecture de Peter Zumthor et sa capacité à mettre en valeur l’« être » dans le moment présent de l’instant. C’est cette conception de l’être qui transcende les manifestations temporelles comme physiques du monde ; celle qui transparaît dans les espaces de Peter Zumthor suscite non seulement une vive impression de sa propre présence par rapport au caractère physique de l’architecture, mais aussi une conscience de sa situation temporelle. La polyvalence de cette approche du concept d’« être » permet l’émergence d’une architecture capable de s’adapter à une multitude de contextes et de personnes qui interagissent avec l’espace en question.

Peter Zumthor, Therme Vals, Graubünden, Suisse, 1996

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Peter Zumthor, Therme Vals, Graubünden, Suisse, 1996

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L’aura de la sagesse

À l’ère des « starchitectes », Peter Zumthor fait en quelque sorte figure d’exception, dans la mesure où il évite les médias. De nombreux articles de presse parlent de lui comme d’un « personnage fuyant ». Il accepte rarement de se faire interviewer, laissant aux journalistes et universitaires le soin de parcourir ses écrits pour y trouver une réponse à leurs interrogations. À l’inverse de ses homologues lauréats du prix Pritzker, il évite de se faire remarquer lorsqu’il voyage, car cet anonymat stratégique lui permet d’adopter une position d’observateur dans des environnements donnés. S’il ne fuit pas véritablement les regards, puisqu’il a créé une marque portant son nom et véhiculant ses idées, c’est en réalité son absence remarquée sur la scène médiatique qui lui vaut une partie de son aura. C’est peut-être ce terme en effet qui parvient le mieux à le définir, dans la mesure où il synthétise également son travail. Établi dans la petite ville d’Haldenstein, dans le canton suisse des Grisons, son atelier se trouve à l’écart des distractions de la vie urbaine. À la façon d’un Henry David Thoreau moderne ou d’autres auteurs transcendantalistes du XIXe siècle, l’architecte s’isole ainsi de l’agitation urbaine pour se consacrer à un travail qui est pour lui source d’introspection.

Après avoir suivi une formation en conception de mobilier et fait ses premières armes en préservation historique, Peter Zumthor a suivi un parcours qui diverge de la trajectoire typiquement adoptée par ses collègues. Plutôt que de produire un tracé parmi tant d’autres visant à aménager l’environnement, il cherche à travailler au niveau de la définition de l’espace, un désir qui lui vient de différentes influences. De la poésie à la musique, des conversations aux odeurs, tous ces éléments fusionnent pour donner corps à l’architecture de Zumthor ; c’est toutefois par l’expérience, qui devient emblématique de ses idées, que tous parviennent à fusionner. Dans certaines de ses publications, telles que Penser l’architecture, l’architecte a déclaré qu’il aspirait à mettre le passé en valeur par des moyens matériels. Il stimule les connexions axiomatiques de notre esprit (ces synapses dont on sait encore si peu, mais définissent mystérieusement qui nous sommes) pour créer une architecture qui dépasse l’espace en trois dimensions et investisse l’espace de notre état d’âme.

Oculus, Bruder-Klaus-Feldkapelle, Mechernich, Allemagne, 2007

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Oculus, Bruder-Klaus-Feldkapelle, Mechernich, Allemagne, 2007

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La Bruder-Klaus-Feldkapelle comme manifeste

La chapelle en béton contraste avec la surface plane du champ. En tranchant avec l’ondoyante pelouse qui les entoure, ses caractéristiques formelles dévient des normes régulant les différents types de chapelles : le toit pointu et le parement en bois appartiennent au passé. Le toit de jadis est délaissé au profit d’un oculus qui ramène les éléments extérieurs au cœur de la chapelle et la présence du bois sur la façade se limite à des stries horizontales qui en encadrent le coffrage à la manière de vestiges de sa construction. Ces éléments témoignent du labeur déployé par les paysans et de la dévotion de ces derniers envers leur saint patron, le frère Klaus. Comme dans d’autres œuvres de Zumthor, cette enveloppe est aux antipodes de son intérieur, d’un point de vue visuel comme conceptuel. L’espace poché qui les sépare constitue une zone de transition uniquement ponctuée d’une porte triangulaire et d’une composition céleste de fenêtres rondes dont la surface ne dépasse pas celle d’une pièce de deux euros. Les murs dont l’épaisseur atteint plusieurs mètres à certains endroits établissent une claire distinction entre les sphères temporelle et spirituelle. L’espace intérieur contraste avec son enveloppe, dans la mesure où les murs à la texture riche, produite en brûlant un coffrage en bois brut, poussent irrésistiblement le regard à en parcourir la surface.

La Bruder-Klaus-Feldkapelle est une structure qui fait appel aux émotions ; elle évoque une spiritualité qui échappe habituellement aux mots tout en résonnant de façon fugace jusqu’à la moelle de ses observateurs. Cette chapelle explore la façon dont une entité aussi simple peut fonctionner à une myriade de niveaux. Une telle stimulation est fondamentale dans la construction de la conscience de l’être. À plusieurs égards, la conscience de soi est primordiale dans l’acte de la prière. La Bruder-Klaus-Feldkapelle est parvenue à relever le défi consistant à se connaître dans un espace qui contribue à construire le cadre soulignant l’idée de conscience en tant que protagoniste. Même lorsque ses visiteurs ne sont pas catholiques, la spiritualité de cet espace parvient à produire une résonnance fort semblable à celle émanant de la suite de Bach. On peut interpréter le caractère limité de l’écho qui règne dans cette structure comme une mise en avant du fait que seul l’instant existe. Cet espace n’admet ni passé ni avenir, seul le présent. La conception d’un espace qui parle littéralement à l’instant présent relève d’une véritable prouesse architecturale.

En règle générale, si l’architecture a coutume de s’adresser à un moment précis du temps, elle vit souvent dans le passé. Il serait facile ici de blâmer l’esthétique, dans la mesure où un certain public s’y retrouve mieux en situant les formes dans un spectre historique. Il est toutefois remarquable de parvenir à créer un tel effet d’intemporalité dans une structure chargée du poids de l’iconographie. En contemplant la solitude et la performativité de la Bruder-Klaus-Feldkapelle, on voit un espace qui peut fonctionner simultanément à de nombreux niveaux. Une création si sobre et discrète s’avère ainsi capable de produire un effet au-delà de toute attente.

Peter Zumthor, Bruder-Klaus-Feldkapelle, Mechernich, Germany

Une architecture ancrée dans le présent | Nouveautés

Peter Zumthor, Bruder-Klaus-Feldkapelle, Mechernich, Germany

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