Le studio de Christian Wassmann à New York tient du cabinet de curiosités : des maquettes alignées sur le Nord géographique sont suspendues au mur, tandis que d’autres recouvrent différents coins et surfaces de ce loft de SoHo. Des esquisses, des plans 3D et des échantillons de matériaux tapissent les murs curvilinéaires qui s’enfoncent dans les alcôves où sont aménagés les bureaux. Au plafond, différentes itérations de la lampe Dodechaheron (dont le succès a été retentissant) sont suspendues en plusieurs grappes. Ces références à des projets passés et actuels viennent s’ajouter à une bibliothèque bien fournie, une ressource constamment mobilisée aux fins de l’incessant flux de projets du studio. On y trouve plusieurs anthologies mentionnées dans la conversation ci-dessous.

© Marcelo Krasilcic

Christian Wassmann: Cosmic Modernist | Nouveautés

© Marcelo Krasilcic

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Réputé à différents échelons de la communauté des créateurs, le Suisse Christian Wassmann a reçu de nombreux prix depuis la fondation de son studio, il y a dix ans, dont le Prix suisse d’art 2010 et le Prix New Practice 2012 décerné par l’AIA pour récompenser les jeunes talents. Ce Suisse à cheval sur différentes disciplines a pour mentors le célèbre architecte Steven Holl et l’artiste de théâtre et précurseur Robert Wilson ; c’est au fil des collaborations, expérimentations et heureux hasards qu’il a façonné l’idée selon laquelle la forme remplit une fonction (« form performs function »). Son goût pour les détails minimalistes de la sublimité cosmique se manifeste à différents niveaux : du mobilier conçu pour des galeries telles que R&Company, des défilés de mode éphémères pour la tout aussi expérimentale marque Threeasfour, des scénographies pour la foire artistique Independent ou des bâtiments permanents récemment sortis de terre, tels que la Sun Path House à Miami ou la Lisson Gallery à New York. TLmag s’est entretenu avec Christian Wassmann en février dernier, alors que lui et son équipe terminaient la proposition qu’ils allaient soumettre à New Aarch, un concours ouvert au public pour le réaménagement de l’école danoise d’architecture Aarhus School of Architecture.

© Courtesy of Studio Christian Wassmann

Christian Wassmann: Cosmic Modernist | Nouveautés

© Courtesy of Studio Christian Wassmann

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TLmag : Sur quel concept repose la proposition que vous avez soumise pour ce projet ?

Christian Wassmann : Dans un esprit très proche de la proposition élaborée pour le concours Guggenheim Helsinki, nous nous sommes demandés comment tirer le meilleur parti des heures d’ensoleillement maximal de la Scandinavie. Pendant les journées les plus courtes, le soleil parcourt entre son lever et son coucher un angle de 90 degrés qui passe à 270 degrés pendant les plus longues journées. Nous avons donc imaginé un système superposant des structures en porte à faux épousant la forme de ces axes : deux arcades enchevêtrées fondées sur la théorie des espaces non aménagés de Walter Benjamin tiendraient lieu de galeries pin-up informelles tout en servant à filtrer la lumière naturelle à différents moments de la journée. Leur troisième fonction serait de constituer un lien physique, métaphorique et didactique entre des ateliers souterrains d’une part et, d’autre part, des studios et un auditorium situés au dernier étage. Nous avons utilisé un concept similaire pour Guggenheim Helsinki : des formes coniques (une idée déjà présente dans les plans de Frank Lloyd Wright pour le musée Guggenheim de New York) auraient à la fois fait office de murs et de plafond. Comme dans le projet destiné à Aarhus, deux cintres perpendiculaires et inversés auraient épousé les axes de la lumière solaire. La structure inférieure bloquerait la lumière naturelle et servirait d’espace de galerie, tandis que la structure supérieure laisserait entrer une lumière naturelle tout en offrant une vue panoramique sur le port de la ville.Les chaises de l’auditorium ainsi que les cages d’escalier intérieures et extérieures rappelleraient elles aussi ces formes. L’architecture devrait à mes yeux remplir une double, voire triple fonction. À cet égard, les lampes Dodechaheron excellent : ces luminaires dont la composition repose sur des lentilles optiques sont en effet capables d’inverser les paysages reflétés, de projeter des motifs sur les intérieurs et de produisent des arcs-en-ciel lorsqu’ils interagissent avec la lumière du soleil. Si j’admets que la structure en spirale de la Sun Path House de Miami est sculpturale, comme on me le dit parfois, je défends toutefois la fonction et le concept de cadran solaire sur lesquels
repose cette construction.

Lisson Gallery

Christian Wassmann: Cosmic Modernist | Nouveautés

Lisson Gallery

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TLmag : De quelle manière abordezvous les différentes échelles dans votre processus de création ?

C. W. : À l’occasion d’une conférence que j’ai récemment prononcée à Lucerne, j’ai structuré mon travail sur cinq dimensions. La première représente un point unique, comme l’exprime le design élaboré pour l’« Observatoire 29 degrés » conçu pour la foire Independant 2012. Nous avons orienté les murs centraux en forme de X de tous les étages vers l’étoile Polaire et créé un pavillon au plafond fondé sur la constellation de la Petite Ourse. Dans ce projet comme dans beaucoup d’autres de ceux que j’ai menés, l’idée d’une création holistique occupe une place centrale et implique qu’un concept doit se refléter dans tous les éléments.La seconde dimension, c’est l’extrusion de diagrammes en deux dimensions pour constituer des bâtiments ou du mobilier. La troisième dimension traduit des forces externes, telles que la trajectoire du soleil par rapport à un endroit précis, en propositions réalistes. La quatrième, c’est le temps. L’architecture possède en effet la capacité de permettre à ses utilisateurs de ressentir le temps sur un plan physique : elle peut amplifier les rythmes spatiaux ou aiguiser notre conscience du changement des saisons. La cinquième dimension est probablement la plus complexe, dans la mesure où elle porte sur l’expérience et les hasards fortuits, essentiels dans ma profession. Au fil des années, j’ai appris à ne pas me contenter d’accepter… nous avons découvert que les formes étaient déjà elliptiques… »Le reste ne pose pas de problème. Pendant mes études, j’ai appris à accepter les erreurs et même à considérer qu’elles font partie du processus et des résultats finaux, presque comme un adepte du wasi-sabi. Jouer avec les formes et les matériaux fait toujours surgir de nouvelles surprises ; en procédant au découpage et au séchage de bois naturel pour les tables des 5 Platonic Objects, nous nous sommes par exemple rendu compte que ses formes étaient déjà rondes. Lorsque l’on travaille avec les proportions divines, tout semble en revanche se mettre en place naturellement.

Sun Path House, Miami

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Sun Path House, Miami

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TLmag : Comment cet ethos a-t-il été influencé par votre formation auprès de Stephen Holl et de Robert Wilson ?

C. W. : C’est dans les années 1990 que j’ai découvert le travail de Robert Wilson, à l’occasion de sa mise en scène de Lohengrin de Wagner à l’opéra de Zurich. J’ai été saisi par la synesthésie de l’ouverture : une raie se déplaçant pendant cinq longues minutes sur un rideau éclairé par de la lumière jaune. Je n’avais jamais été témoin d’une connectivité pareille. Le programme parlait du laboratoire baptisé Watermill Center.Un ami journaliste me présentait quelques mois plus tard à « Bob », qui a jeté un oeil à mes travaux et m’a invité à passer l’été avec lui dans ce laboratoire. À cette époque, j’étudiais à la Haute école d’art de Zurich. Mon école avait adopté un modèle interdisciplinaire qui demeurait malgré tout fort éloigné de mon idéal, le Black Mountain College ; c’était le centre Watermill qui s’en rapprochait le plus. Je me suis alors rendu compte que les artistes, les danseurs, les chorégraphes, les philosophes et mêmes les hommes d’affaires pouvaient se réunir pour échanger des idées. Ce genre de rassemblements donnait souvent naissance à un produit unique situé entre le théâtre, l’exposition et l’architecture. Lorsque j’ai commencé à travailler avec le cabinet de Steven Holl, on m’a demandé de m’exprimer et de donner mon point de vue alors que je n’étais encore qu’un jeune diplômé. L’idée selon laquelle un projet élaboré à n’importe quelle échelle peut naître d’un ensemble de voix (qu’il dure une fraction de seconde ou pour l’éternité) influence encore mon travail à l’heure actuelle. New York constitue également un facteur déterminant à mes yeux, dans la mesure où cette ville demeure l’un des rares lieux à promouvoir un tel esprit de collaboration, pour des raisons historiques. Même pendant la récession, le succès de notre agence s’est maintenu grâce à la qualité de son travail.

Platonic Objects

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Platonic Objects

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TLmag : Vous identifiez-vous encore à l’architecture suisse ?

C. W. : C’est difficile à dire, car je vis à l’étranger depuis dix-sept ans. Je pense que l’architecture suisse est peut-être plus traditionnelle et moins ouverte au débat ; elle se caractérise toutefois par un niveau élevé de précision auquel j’adhère. Si l’on considère le travail d’artistes tels que Peter Fischli et David Weiss, on pourrait considérer que le fait de travailler avec des accidents fortuits (lorsque les objets s’écroulent) est une démarche suisse. Je n’ai véritablement appris le métier qu’après avoir déménagé à Vienne pour étudier avec Wolf Prix, dont la méthode de Déconstruction m’a attiré, comme l’avait fait l’approche collective découverte à travers Robert Wilson. Wolf Prix a dessiné une extension de toit inspirée par les riffs de guitare de Keith Richard plutôt que par une fugue de Bach, qui constitue pourtant une référence plus largement acceptée. L’idée selon laquelle l’inspiration peut jaillir de différentes sources est fondamentale.

© Lukas Wassmann

Christian Wassmann: Cosmic Modernist | Nouveautés

© Lukas Wassmann

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TLmag : Quel est l’avenir du Studio Christian Wassmann ?

C. W. : Maintenant que nous fêtons nos dix ans et que nous avons forgé une démarche propre, nous aimerions concevoir des structures plus permanentes, tout en veillant à ne pas perdre notre style. Si un projet privé comme la Sun Path House nous permet d’explorer différentes traitements de l’interaction, l’architecture poursuit avant tout le bien social ; à cet égard, je me considère encore comme un moderniste. À mes yeux, les bâtiments bien conçus constituent des abris mais devraient également libérer nos esprits. L’architecture et toute autre oeuvre née de la main de l’homme devraient dans l’idéal nous aider à entrer en contact avec nos semblables, avec nous-mêmes et avec le cosmos. L’architecture constitue un intermédiaire entre notre corps et l’environnement que l’on pourrait comparer à la participation de l’observateur décrite par Franz West dans Pass-stücke (Adaptives). Le fond d’écran de mon iphone est une citation de Bruce Nauman qui reste ma devise fondamentale: “Le véritable artiste aide les autres à voir la vérité mystique.” Les bâtiments bien conçus constituent encore des abris (ce que Franz West définit comme des « entredeux ») par l’intermédiaire desquels les habitants interagissent avec leur environnement. L’architecture devrait nous permettre de prendre conscience de nous-même, des autres et de ce qui nous entoure, mais aussi des forces qui échappent à notre perception. Elle me fait toujours penser à une personne couchée sur un lit, le regard métaphoriquement plongé dans les étoiles ; pourquoi ne pas construire une minuscule fenêtre donnant sur l’Étoile polaire ? Le fond d’écran de mon iPhone est une citation de Bruce Nauman qui reste ma devise fondamentale : « Le véritable artiste aide les autres à voir la vérité mystique. »